En Gironde, une ferme-usine de saumons risque de saliniser une réserve d’eau potable
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Louis Laratte (La Relève et La Peste)
12/8/20256 min read


Image: Pure Salmon
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Selon le dossier de Pure Salmon et l’avis de la MRAe, l’usine nécessiterait le pompage de 270 m³ d’eau par heure, soit environ 6 500 m³ par jour.
Depuis 2022, l’entreprise Pure Salmon projette d’implanter la première ferme terrestre de saumons de France à Verdon-Sur-Mer, au bord de l’estuaire de la Gironde. Malgré une communication lisse qui vise à faire passer cette infrastructure comme écologiquement responsable, ce projet opaque d’élevage intensif suscite des inquiétudes.
Voilà maintenant trois ans que Pure Salmon avance ses pions sur un terrain de 14 hectares au Verdon-sur-Mer, estampillé site industriel clés en main par l’État. L’entreprise y promet une usine capable de produire 10 000 tonnes de saumon par an – soit près de 3 millions de poissons – la création de 250 emplois et 275 millions d’euros d’investissement.
Très vite, des collectifs de riverains, des associations locales et des professionnels de la pêche et de la conchyliculture se mobilisent. Ils dénoncent l’opacité d’un projet dont les répercussions – environnementales, sociales et économiques – semblent minimisées, et réclament un débat public fondé sur des données scientifiques, loin des promesses bien huilées de l’entreprise.
Une aquaculture « durable » aux rejets bien réels
L’élevage terrestre prévu repose sur des systèmes RAS (Recirculating Aquaculture Systems), où l’eau des bassins est filtrée, traitée, puis en partie réutilisée. Sur le plan marketing, cela permet de promettre une consommation d’eau réduite et de faire miroiter l’utilisation d’une eau prétendument pure. Dans les faits, cette technologie génère surtout des quantités massives de déchets.
FranceAgriMer indique que pour une production de 10 000 tonnes de saumons, les rejets atteindraient plusieurs milliers de tonnes de boues et de nutriments (azote et phosphore) par an.
« C’est comme si on construisait une ville qui a une consommation énergétique annuelle pour 40 000 habitants, mais qui a besoin d’une station d’épuration pour 100 000 habitants », résume Esther Dufaure, cofondatrice de l’association Seastemik, pour La Relève et La Peste.
Dans son avis, la MRAe Nouvelle-Aquitaine estime la production de boues à 27 tonnes par jour et pointe l’opacité du dossier sur les rejets d’azote et de phosphore, ainsi que l’absence de procédures en cas de dépassement des seuils autorisés. La menace que représente une mauvaise gestion de ces rejets avait notamment conduit à l’abandon d’un projet similaire en Bretagne.
Les effluents de Pure Salmon seraient rejetés directement dans le Parc naturel marin de l’estuaire de la Gironde et de la mer des Pertuis, au cœur de zones Natura 2000 et ZNIEFF. De quoi faire peser un risque majeur sur ces écosystèmes et sur les activités qui en dépendent.
Un récit éthique qui masque la réalité des bassins
Pour rendre son projet plus acceptable, Pure Salmon fait du bien-être animal l’une des pierres angulaires de sa communication : eau pure, absence d’antibiotiques, alimentation sans OGM.
L’entreprise affiche pourtant une densité prévisionnelle de 70 à 80 kg de poissons par m³ d’eau, là où le Conseil consultatif en aquaculture recommande de ne pas dépasser 20 kg/m³, seuil au-delà duquel le bien-être des saumons se dégrade.
Dans ces élevages ultra-technologiques, la survie des poissons dépend du bon fonctionnement permanent des pompes, filtres, systèmes d’oxygénation et capteurs : la moindre défaillance peut virer à l’hécatombe, comme ce fut déjà le cas par le passé.
Le PDG d’une entreprise pionnière en matière de système RAS, Ohad Maiman, décrit ainsi cette technologie : « Il y a un dicton qui dit qu’en RAS, il faut tuer un million de poissons avant de savoir ce que l’on fait ». De quoi nourrir quelques doutes sur les promesses de bien-être avancées par Pure Salmon…
Un projet vorace en eau sur un bassin déjà sous tension
À cette pression sur le vivant s’ajoute une voracité en eau, devenue l’un des principaux points de blocage du projet. Selon le dossier de Pure Salmon et l’avis de la MRAe, l’usine nécessiterait le pompage de 270 m³ d’eau par heure, soit environ 6 500 m³ par jour. Depuis 2022, ces chiffres n’ont cessé d’être revus à la hausse, au gré des réserves formulées par les organismes chargés d’évaluer le dossier.
« Au début, c’était 1 500 m³ d’eau, puis 2 300, puis 3 500, et maintenant on est à 6 500 », rappelle Esther Dufaure pour La Relève et La Peste, qui y voit un doute sérieux sur « leur rigueur, leur maîtrise du projet et la véracité des chiffres rapportés ».
Initialement, Pure Salmon prévoyait de pomper dans des nappes profondes d’eau douce. Face aux réserves de la Commission locale de l’eau (CLE) du SAGE Nappes profondes de Gironde, l’entreprise s’est rabattue sur des nappes d’eau saumâtre, située au-dessus des nappes d’eau douce. Mais l’expertise du Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) est sans appel :
« Les pompages d’essai et suivis n’ont pas été réalisés dans les règles de l’art […] L’affirmation de la déconnexion entre l’aquifère cible du projet et l’aquifère d’eau potable sous-jacent n’est pas confirmée, et les rares éléments fournis tendent plutôt à l’infirmer. »
Les risques de rupture de la couche séparant les deux nappes sont donc bien réelles, et pourrait conduire à une infiltration d’eau salée dans les réservoirs d’eau douce. Les études du BRGM et du SAGE montrent que la salinisation des nappes profondes de Gironde est une préoccupation ancienne, avec des effets potentiellement irréversibles sur les ressources en eau potable.
La région est également sujette à des épisodes récurrents de stress hydrique, à tel point qu’en 2023, le BRGM alertait sur la « surexploitation locale [des] ressources en eau souterraine, qui se traduit par une baisse importante des niveaux de nappe.»
Dans ce contexte, envisager la construction d’une usine dont la consommation annuelle équivaut à celle de 950 piscines olympiques apparaît, pour les opposants, comme un « gaspillage scandaleux ».
Une menace pour le tissu économique local
L’accès à une eau propre est au cœur d’une grande partie des activités du littoral girondin : conchyliculture, pêche artisanale, tourisme. En cas de pollution des nappes ou de l’estuaire, ou de prolifération d’algues liée aux rejets d’azote et de phosphore, ce sont toutes ces filières qui seraient menacées.
En mars 2025, une proposition de loi transpartisane a été déposée à l’Assemblée nationale et visait à instaurer un moratoire de 10 ans sur les fermes terrestres de saumon en RAS (Recirculating Aquaculture Systems).
Dans le texte, les députés rappellent que la conchyliculture regroupe près de 18 300 emplois en France, tandis que la pêche maritime représente quelque 12 500 marins-pêcheurs. De quoi relativiser les 250 emplois promis par Pure Salmon, dont l’activité pourrait entrer en concurrence directe avec des métiers qui dépendent d’un estuaire sain.
L’usine de Pure Salmon n’est pas un cas isolé, mais l’un des premiers maillons d’une nouvelle vague d’élevages intensifs à terre qui ambitionne, à terme, de produire près de 40 000 tonnes de saumon en RAS chaque année en France. À titre de comparaison, la production moyenne de saumons en RAS avoisine les 2 000 tonnes par an et par site.
Si le projet aboutit, la France deviendrait ainsi le terrain d’expérimentation de cette technologie. « Si on regarde vraiment ce qui se passe ailleurs, il n’y a aucune raison de s’engager sur cette piste. C’est juste un gaspillage d’argent, de temps et de ressources pour tout le monde, susceptible de faire peser des risques colossaux sur les écosystèmes et l’économie du territoire », déplore Esther Dufaure auprès de La Relève et La Peste.
Derrière l’opération de greenwashing de Pure Salmon, qui vend une production éthique, locale et durable, ce sont en réalité les logiques d’un système agro-industriel exporté en mer qui se rejouent à terre : concentration, dépendance accrue à la technologie, impacts massifs sur l’eau, les écosystèmes et les territoires.
Face à ces enjeux, une enquête publique unique se tiendra du 15 décembre 2025 au 19 janvier 2026 pour recueillir les avis des citoyens sur l’autorisation environnementale et le permis de construire de l’usine.
Pour les collectifs en lutte, c’est l’occasion d’informer les habitants de l’estuaire et d’ouvrir un débat national autour du développement de ce modèle d’aquaculture intensive et des risques qu’il représente pour la préservation de l’environnement.
